«HILDEGARDE DE BINGEN ET SON LIBRVE SCIVIAS.
Idéologie et Connaissances d'une Moniale du XIIe Siècle»(1)Jeroen Deploige
Aspirant du Fonds de la Recherche Scientifique - Flandre
Introduction
Hildegarde de Bingen (1098-1179) nous offre un cas d'espèce excellent pour étudier les trois mots-clés de ce colloque : écriture, vision et science chez les femmes du Moyen Age. En tant que femme, et même magistra d'une communauté de moniales, Hildegarde occupait cependant une position extraordinaire dans le monde intellectuel du XIIe siècle, un monde complètement dominé par une élite restreinte à la fois masculine et cléricale. Il n'y a que peu de femmes médiévales qui se soient manifestées dans le champs littéraire. Pour le XIIe siècle, Hildegarde appartient aux exceptions, accompagnée dans cette situation par l'abbesse lotharingienne Herrade de Landsberg (c. 1125-1195), par Héloise ( 1163), la célèbre amie de Pierre Abélard (1079-1142), et par Elisabeth de Schönau (c. 1129-1164). L'oeuvre de Hildegarde offre dès lors une des rares sources historiques pour examiner les possibilités maximales de formation de femmes médiévales liées aux milieux monastiques traditionnels. Mais si on peut en croire Hildegarde, on devrait cependant se poser de grandes questions concernant son éducation et ses capacités intellectuelles. Elle-même n'en a certainement pas voulu faire grand cas. Dans son premier recueil de visions, Scivias, elle affirme :
«Et audivi ex praefato vivente igne vocem dicentem mihi : «O quae es misera terra et in nomine femineo indocta de ulla doctrina carnalium magistrorum, scilicet legere litteras per intelligentiam philosophorum, sed tantum tacta lumine meo, quod tangit te interius cum incendio ut ardens sol, clama et enarra ac scribe haec mysteria mea quae vides et audis in mystica visione.» (2)
Des passages pareils, dans lesquels Hildegarde insiste sur sa féminité, sur son ignorance et sur ses dons visionnaires, sont repérables dans presque tous ses travaux. Ils évoquent des questions d'histoire culturelle intéressantes. En quelle liberté une femme, qui n'avait pas reçu une éducation théologique, pouvait-elle traiter de thèmes religieux et adopter des points de vue moraux ? Quelle était la portée de ses acquis littéraires et de ses connaissances? Le caractère visionnaire de ses textes quel rôle jouait-il dans sa crédibilité d'auteur chrétien? L'expression étrange «in nomine femineo indocta », « au nom féminin ignorante» _ ou comme on dirait maintenant : «ignorante parce que je suis femme» _ invite à réfléchir : ne donne-t-elle pas l'impression d'une certaine façade ou d'une fausse modestie ? Il va de soi que l'ignorance prétendue de Hildegarde était un topos d'humilité afin de soutenir sa position prophétique. On peut pourtant remettre en question cette soi-disant ignorance de deux façons importantes et c'est exactement cela que je veux faire dans cette contribution. D'un côté, on peut étudier ce que cette ignorance impliquait sur le plan idéologique. Quel était le rapport entre le contenu des visions de Hildegarde et les lignes directrices de l'histoire religieuse du XIIe siècle ? Hildegarde était-elle vraiment étrangère à ce monde ? D'un autre côté, il est intéressant d'examiner ce que signifiait son ignorance sur le plan cognitif. Peut-on remarquer de grandes différences en comparant l'oeuvre littéraire de Hildegarde avec celle de ses contemporains masculins lettrés, ou, en d'autres termes, le profil de ses connaissances était-il typiquement féminin ? Il me reste encore à dire que, dans ma contribution, je vise à analyser surtout le premier grand cycle visionnaire de Hildegarde : son livre Scivias. Elle a écrit ce recueil de visions entre 1141 et 1151, à un moment où elle était encore une nonne assez « normale » et « inconnue », qui n'avait pas encore eu l'occasion de profiter des possibilités d'étude et des contacts extraordinaires qui ont caractérisé la suite de sa carrière.
L'idéologie d'une Moniale Ignorante
Le Scivias est composé de trois livres de longueurs différentes. Chaque livre est subdivisé en respectivement six, sept et treize visions. Ces visions décrivent l'histoire du salut qui commence avec la Création et la Chute, continue par la lutte du Christ contre le mal et qui se termine par des prophéties sur le Jugement Dernier. Chaque vision est construite de la même façon. Elles commencent toutes avec une description assez compliquée de ce que Hildegarde perçoit pendant ses expériences visionnaires. Ensuite, chaque élément de cette description est expliqué grâce au soutien de Dieu qui intervient à plusieurs reprises comme narrateur dans le récit. Ces petits chapitres contiennent aussi bien des explications originales concernant la cosmologie ou l'histoire sacrée que des prises de position dogmatiques. Souvent, Hildegarde déduit de ses visions des prescriptions morales et sociales ou des avertissements contre des abus aussi bien ecclésiastiques que sexuels. Cette idée d'un «fil conducteur» moral peut également être déduite du titre de son recueil. Scivias est une sorte d'abréviation de «Sci vias Dei» ou «Connaissez les chemins de Dieu». Selon l'éthique médiévale augustinienne, la qualité morale de quelqu'un aurait été dépendante de ses libres choix dans la vie. Si un individu voulait être sûr qu'il suivait le « bon chemin » et que le salut de son âme serait assuré, il pouvait se référer à ce qu'il y avait écrit dans le Scivias. Pourtant, avec ses visions, Hildegarde fait surtout appel aux capacités de l'imagination visuelle de ses lecteurs. Ses textes sont très riches en métaphores. Le Scivias offre dès lors aussi bien un «monde d'images» qu'une «vision du monde» (3). Le recueil contient en d'autre mots aussi bien une composante esthétique qu'une composante éthique. Dans ce qui suit, je veux surtout examiner ce dernier aspect. Quelle idéologie se cachait-elle derrière les messages communiqués par Dieu à l'humanité à travers la bouche et la plume de la nonne ignorante Hildegarde?
Il est clair que le Scivias était écrit pour un public de religieux. Les avertissements et les critiques qu'on peut retrouver dans les visions de Hildegarde s'adressaient donc d'abord au clergé. Dans ces critiques, Hildegarde n'a point évité quelques sujets brûlants de la Réforme grégorienne. Elle condamne implacablement ceux qui se rendent coupable de simonie (ou de la négociation de ministères ecclésiastiques) (4). L'autre point de discussion des réformateurs, le nicolaïsme (ou le problème des prêtres mariés), a également inquiété Hildegarde (5). Il s'avère cependant que dans son traitement du nicolaïsme, elle n'a pas voulu faire le silence sur la nature humaine normale. Il est évident pour elle que les clercs ne sont eux aussi que des hommes, entachés des conséquences du péché originel. Les clercs peuvent donc bien sentir des désirs, mais ils doivent néanmoins les étouffer par des jeûnes et des mortifications. La masturbation est évidemment inadmissible pour Hildegarde.
En tant que femme, Hildegarde se trouvait dans une position sociale assez inférieure au XIIe siècle. Quand on veut étudier comment elle a cependant contribué à la dynamique religieuse de son époque et au renforcement de l'Eglise comme l'institut régulateur le plus important des actions et des pensées de la société occidentale, on ne doit pas se concentrer uniquement sur les quelques traces dans son oeuvre qui soulignent les grands programmes de la réforme papale officielle. L'idéologie de Hildegarde était clairement influencée par le désir typique du XIIe siècle d'une religion plus vécue et plus opérationnelle. Pour cette raison, elle a incité à plusieurs reprises ses collègues masculins à l'accomplissement de leur tâches apostoliques : d'un côté la prédication de la Bonne Nouvelle de Dieu et de l'autre l'administration correcte des sacrements. C'est surtout dans son élaboration de ces deux thèmes _ la conversion chrétienne et les sacrements _ que Hildegarde a pu développer des allégories originales. Ce qui était typique pour le vocabulaire réformateur, c'est que les autorités ecclésiastiques de cette époque eussent consciemment cultivé dans leur terminologie une confusion de deux concepts bien distincts en juxtaposant l'institut Eglise ou ecclesia à la société occidentale chrétienne ou la societas christiana. Une telle représentation était évidemment très efficace dans le développement de la théologie théocratique. Hildegarde a elle aussi contribué à cette représentation quoique de façon très originale.
Dans cinq visions du Scivias, la très belle figure féminine Ecclesia occupe une position centrale en tant que personnification de l'Eglise. Elle a été utilisée par Hildegarde de deux façons distinctes : d'un côté comme incarnation de sa perception de l'histoire du salut et de l'autre côte dans le cadre de ses théories sur les sacrements. Influencée par la symbolique du Cantique des cantiques, Hildegarde décrit Ecclesia d'abord comme la figure divine qui s'est mariée avec le Christ au moment de la Résurrection. Le cadeau qu'Ecclesia a reçu du Christ lors de leurs épousailles consistait du corps et du sang de ce dernier, ce qui a fait que l'eucharistie devrait être considérée comme le renouvellement répété de la promesse de mariage entre Ecclesia et le Christ (6). En tant qu'épouse du Christ, Ecclesia est le successeur d'une autre figure féminine, Synagoga, qui représente le peuple juif, répudié par Dieu à cause de sa cécité vis-à-vis du Messie (7). Durant la suite de l'histoire chrétienne, Ecclesia est devenue la mère spirituelle de tous les croyants, qui sont considérés comme ses enfants grâce au baptême. Dans une vision apocalyptique et dramatique, Hildegarde arrive même à prédire le futur : elle voit qu'Ecclesia sera quasi violée par le mal qui naît de ses entrailles et qui appartient dès lors à ses propres enfants (8). Cette tentative de viol n'empêche que finalement, Ecclesia l'emportera sur le mal. Evidemment, il faut qu'on interprète les images apocalyptiques de Hildegarde dans le contexte de ses critiques sur l'Eglise de son propre temps. Le troisième livre du Scivias contient en plus une doctrine détaillée sur les vertus chrétiennes grâce auxquelles les croyants peuvent éviter un tel futur.
La spiritualité médiévale était exprimée quasi uniquement à travers des rituels et des gestes externes. Vu que les sept sacrements de l'Eglise catholique ont connu leur développement le plus important à partir des XIe-XIIe siècles, on peut considérer le Scivias comme un document excellent pour examiner de près cette phase importante de la ritualisation de la foi chrétienne. Dans son explication des sacrements du baptême, de la confirmation et de l'eucharistie, Hildegarde a également utilisé la figure d'Ecclesia (9). Avec la belle Ecclesia, elle a certainement voulu donner un certain attrait à ces sacrements. Les réformateurs du XIIe siècle requéraient en effet qu'on cherchât son salut et sa grâce à l'intérieur de la véritable Eglise romaine. Mais les institutions ecclésiastiques étaient cependant habituellement considérées trop amorphes, trop impersonnelles et trop banales pour devenir en soi les objets de dévotion du grand public. Avec la figure d'Ecclesia, Hildegarde a essayé d'offrir à l'Eglise de son temps une mascotte vraiment attrayante qui pouvait frapper l'imagination de la masse des croyants. Ce n'est pas un hasard que ce soit également au XIIe siècle qu'on commença à propager le culte de la Vierge Marie dans ce même but. (10)
Vu que c'est justement pour traiter du baptême, de la confirmation et de l'eucharistie que Hildegarde s'est servie explicitement de la figure d'Ecclesia, il semble très probable que ces sacrements étaient déjà assez bien formalisés au moment de la rédaction du Scivias. Le fait qu'elle fournit également des instructions concrètes concernant leur administration, renforce cette probabilité. L'ordination, la confession et le mariage sont également traités dans le Scivias, quoique de façon moins concrète. Il est cependant très clair que Hildegarde était bien consciente des possibilités de contrôle social inhérentes à ces trois sacrements. Selon elle, les prêtres doivent remplir à toute une série de conditions et posséder une série de qualités: leur rôle d'intermédiaires culturels entre la masse des laïcs et les doctrines élaborées par les autorités ecclésiastiques supérieures était en effet très important (11). Hildegarde stipule en plus que des prêtres consciencieux doivent inciter les croyants à la confession (12). Le fait que ce sacrement était très approprié pour contrôler le comportement et les pensées des laïcs a certainement contribué à l'officialisation de l'obligation de la confession individuelle annuelle au quatrième concile du Latran en 1215. Le traitement du mariage dans le Scivias s'insère complètement dans la problématique plus complexe des relations entre hommes et femmes. De ses multiples admonitions contre des abus sexuels, il s'avère que Hildegarde a considéré le mariage surtout comme un moyen de canaliser la sexualité d'après les normes canoniques. La façon dont elle a jeté l'anathème sur certains aspects de la sexualité humaine fait penser au ton et à la casuistique des pénitentiels du Haut Moyen Age (13). On ne trouve encore nulle trace du sacrement de l'extrême-onction dans le Scivias.
En étudiant l'idéologie du Scivias, il s'avère que Hildegarde n'était pas toujours cette même réformatrice favorable aux innovations ecclésiastiques. Dans la cinquième vision du deuxième livre du Scivias, une de ses visions les plus longues, elle dévoile son opinion sur les trois ordres qu'elle décèle à l'intérieur de l'Eglise: d'abord les moines et les vierges, puis les clercs non-monastiques et finalement les laïcs. La majeure partie du traité de Hildegarde est consacré au monde monastique. Elle indique d'abord qu'il y a une hiérarchie rigide entre les différents ordres sociaux et que l'ordre monastique tient la position la plus élevée dans cette hiérarchie: les moines se rapporteraient aux clercs non-monastiques comme les archanges aux anges (14). Il n'est point surprenant que Hildegarde ait utilisé l'argument de la hiérarchie céleste dans cette comparaison. Augustin (354-430) attribuait déjà au IVe siècle une importance cruciale aux ordres néoplatoniques. L'élaboration la plus développée de ces principes néoplatoniques hiérarchisants a été l'oeuvre du Pseudo-Denis, l'auteur grec anonyme qu'on ne connaît que sous le pseudonyme de Denis l'Aréopagite (VIe s.) (15). Selon ces principes, l'ordre dans l'Eglise serait le pendant terrestre de la hiérarchie céleste. Ce point de vue, qui arrivait à présenter l'ordre social comme divinement objectivé, constituait bien sûr un argument important et répandu des élites sociales afin de légitimer leur propre position. Hildegarde a elle aussi clairement utilisé cet argument pour favoriser son propre ordre par rapport à celui des clercs non-monastiques et à présenter le monachisme comme l'idéal religieux le plus élevé. Son attitude à l'égard du bénédictinisme classique, qui, au XIIe siècle, n'était plus la seule forme de vie monastique, était de la même nature: elle soutenait à cent pour-cent l'interprétation traditionnelle de la règle de Saint-Benoît (c. 480-c. 550). Cette attitude était clairement déterminée par son respect pour la tradition et pour l'ordre établi. (16)
Son éloge sur ce bon, vieux Saint Benoît n'a pas empêché que Hildegarde ait défendu quelques points assez progressifs concernant le choix de la vie monastique. Vu que Dieu attacherait plus d'importance à l'intention du moine qu'à son froc, elle stipule par exemple que des enfants ne peuvent pas être donnés contre leur gré comme oblats à une institution religieuse (17). Des moines renégats par contre, qui ont fait leur voeux éternels, doivent être ramenés au cloître, si nécessaire en utilisant la violence (18). Mais bien que son insistance sur le choix conscient de la vie monastique corresponde à l'esprit réformateur du XIIe siècle, Hildegarde a fait beaucoup de réserves sur les ordres religieux nouveaux: selon elle, des moines fidèles devraient se contenter humblement de ce qui a été installé par leurs prédécesseurs (19). Une telle insistance sur l'humilité était certainement inspirée par un conservatisme profond. Ce conservatisme révèle sans doute un réflexe défensif contre les critiques que le bénédictinisme traditionnel a du encaisser de la part de certains individus et groupes qui propageaient la vie apostolique de "l'Eglise primitive" à partir de la fin du XIe et au XII siècle. L'idée de la vita apostolica s'inspirait d'un passage des Actes des apôtres (4,32-35) dans lequel les deux idéaux de pauvreté et de prédication constituent le thème central. Le nouveau élan de l'érémitisme, le développement des ordres de chanoines réguliers et l'attrait de l'alternative monastique cistercienne étaient clairement influencés par la séduction de ces idéaux apostoliques. Les adhérents à ces nouvelles formes de vie religieuse reprochaient au bénédictins leur élitisme, leur caractère fermé et leur manque de sobriété. Selon eux, les moines noirs s'attachaient trop à leur possessions matérielles et à la liturgie. Ces critiques à l'adresse des bénédictins n'ont pourtant pas laissé Hildegarde indifférente. Bien qu'elle ait explicitement affirmé qu'il n'était permis que de grimper l'échelle de la hiérarchie terrestre et non de la descendre, elle croyait qu'en cas de nécessité, les moines devaient eux aussi se charger de tâches pastorales et épiscopales, à condition qu'ils n'oublient pas l'ordre auquel ils appartiennent vraiment (20). Avec ses sermons et ses voyages, Hildegarde s'est d'ailleurs occupée elle même de telles activités pastorales. Son attitude ressemble beaucoup au ton du traité De vita vere apostolica, qu'on attribue habituellement à un contemporain de Hildegarde, Rupert de Deutz (c. 1070-c. 1129)(21) . Ce traité a donné une réplique bénédictine au mouvement de la vita apostolica. On ne peut donc pas nier que les bénédictins se soient défendus contre les critiques qu'ils ont reçues au XIIe siècle. On pourrait même dire que cette défense les a incité à une nouvelle vitalité (22).
Dans l'Eglise de son temps, Hildegarde tenait la position d'un réformateur de type conservateur, de quelqu'un qui voulait développer à l'intérieur des structures existantes une religion plus intériorisée et plus vécue. La légitimité d'une telle position, qui balançait entre la tradition et les innovations religieuses du XIIe siècle, n'a pas survécu le tournant du XIIIe siècle. Une fois que les ordres mendiants ont pu acquérir leurs droits d'existence, les bénédictins ont définitivement perdu leur rôle dirigeant dans l'histoire des ordres religieux en Occident.
Le Profil des Connaissances de Hildegarde
Quand on veut se faire une idée du profil des connaissances de Hildegarde, ou de la signification cognitive de son ignorance, on pourrait examiner son recours à des sources littéraires et la façon dont elle a utilisé la théologie médiévale dans sa propre pensée. L'investigateur à la recherche des sources de Hildegarde est cependant confronté à un problème important. Hildegarde prétend en effet que ses images visionnaires ne sont pas du tout originaires de l'intelligence humaine. Dans son Scivias, le personnage de Dieu communique au lecteur:
«Nam tu acumen huius profunditatis ab homine non capis, sed a superno et tremendo iudice illud desuper accipis,...» (23)
Il s'en suit que Hildegarde a conséquemment évité le moindre renvoi aux textes classiques, patristiques ou médiévaux: en tant que femme ignorante, elle n'était qu'un porte-parole de Dieu. Mais bien qu'elle n'ait point cité d'autres auteurs, elle n'a nulle part dans son oeuvre pu dissimuler que ses idées et son vocabulaire sont très influencés par les auteurs et les théologiens qui l'ont précédée. Contrairement à cette attitude à l'égard des auteurs classiques et chrétiens, Hildegarde n'a jamais caché sa familiarité profonde avec la bible. Pourtant elle a bien voulu se justifier auprès de ses lecteurs de cette connaissance. A première vue cela semble en effet contradictoire face à son ignorance prétendue. Evidemment c'est Dieu en personne qui intervient dans son récit pour expliquer cette ambivalence. Comme il a élu Hildegarde pour être son porte-parole, il lui a également donné la compréhension de la source la plus importante de la vérité divine, les Ecritures Saintes. Dans la préface de son Scivias, Hildegarde pose:
«Et repente intellectum expositionis librorum, videlicet psalterii, evangelii et aliorum catholicorum tam veteris quam novi testamenti voluminum sapiebam, non autem interpretationem verborum textus eorum nec divisionem syllabarum nec cognitionem casuum aut temporum habebam.» (24)
Cet éclairage intellectuel était bien acceptable pour les contemporains de Hildegarde. Même dans la bible on trouve un précédent d'une telle intervention céleste, quand, juste avant l'Ascension, le Christ ouvre l'esprit de ses apôtres pour la compréhension de l'Ecriture (Luc 24,44-45). La justification de Hildegarde est surtout importante à cause de la relativisation qu'elle implique. En effet, Hildegarde insiste explicitement sur le fait qu'elle n'a aucune connaissance de l'interprétation du vocabulaire latin, ni des syllabes, des cas ou des temps. Il semble que de cette manière, elle ait voulu faire attention à ne pas provoquer ses contemporains qui auraient pu la soupçonner d'une fausse prétention. Dans les milieux monastiques médiévaux, c'était justement la maîtrise de l'ars grammaticae qui constituait l'introduction nécessaire à la compréhension de l'Ecriture (25). Le grammaire était devenue le plus important des sept artes liberales dont la connaissance distinguait le docte de l'ignorant (26). Hildegarde avoue alors qu'elle n'a pas parcouru des études monastiques courantes. Sa modestie lui donne cependant en même temps un atout important: son explication des textes bibliques est, contrairement à celle de ses collègues, d'origine transcendante. Malgré ses incertitudes grammaticales et stylistiques Hildegarde n'a laissé subsister aucun doute concernant l'autorité de ses visions (27).
Ses emprunts bibliques constituent un moyen excellent pour étudier la profondeur de ses connaissances. En comparant son utilisation de l'Ecriture avec celle d'autres auteurs masculins de son époque qui étaient considérés comme des intellectuels, il devient possible d'examiner la mesure dans laquelle Hildegarde était vraiment ignorante. Vu l'omniprésence des Ecritures Saintes dans son oeuvre, il pourrait être fructueux de concentrer la recherche autour des rapports numériques entre les emprunts de Hildegarde et de ses contemporains aux différents livres qui constituent la totalité de la bible. La popularité et la mesure dans laquelle ces livres servaient de source pour la littérature chrétienne, pouvaient bien différer. Les manuscrits médiévaux de la bible n'existaient que rarement sous un seul volume, comme c'est le cas aujourd'hui.
Table 1 Nombres absolus des emprunts aux différents livres de la bible dans le Scivias.
Dans l'ordre numérique
Ps. 123 Act. 23 Gal. 10 II Thess. 4 Am. 1 Matth. 105 Ez. 22 Phil. 9 Tit. 4 Agg. 1 Joan. 87 Ex. 21 Lev. 8 Jos. 3 II Joan. 1 Luc. 79 Prov. 21 I Reg. 8 Tob. 3 Ruth 0 Gen. 73 II Cor. 21 II Tim. 7 Mich. 3 I Par. 0 Apoc. 73 Job 20 II Petr. 7 Nah. 3 I Esdr. 0 Is. 47 Jer. 19 II Reg. 6 Hab. 3 Bar. 0 Rom. 47 Marc. 18 Thess. 6 Esth. 2 Abd. 0 Eph. 40 I Joan. 16 Jac. 6 Joel 2 Jon. 0 Eccli. 39 Dan. 15 Judith 5 Zach. 2 Soph. 0 I Cor. 33 Col. 15 Eccl. 5 I Mach. 2 Philem. 0 Sap. 29 Judic. 13 Osee 5 II Mach. 2 III Joan. 0 Hebr. 29 Num. 11 II Par. 4 III Reg. 1 Jud. 0 Cant. 26 Deut. 11 Lam. 4 IV Reg. 1 I Petr. 26 I Tim. 11 Mal. 4 II Esdr. 1
En parcourant les nombres absolus de ses emprunts aux différents livres de la bible dans le Scivias, reproduits dans la Table 1, il s'avère que dans sa justification précitée Hildegarde n'a pas sans cause désigné les évangiles et les Psaumes nommément (28). L'essentiel de sa connaissance de l'Ecriture est clairement à retrouver dans ces livres qui n'étaient certainement pas par hasard également très utilisés dans la liturgie. On peut se poser la question si les emprunts fréquents de Hildegarde au Psautier donneraient une indication de sa formation restreinte. L'enseignement le plus élémentaire au Moyen Age central consistait en effet en la mémorisation des Psaumes (29). La vie monastique était complètement rythmée par leur récitation (30). Le Psautier était en plus un des premier livres bibliques qu'on commençait à traduire au XIIe siècle en langues vernaculaires afin d'améliorer la connaissance de l'Ecriture auprès de la population laïque. Il ne semble dès lors pas improbable que les emprunts aux Psaumes de Hildegarde reflètent son éducation vraiment élémentaire. A côté des évangiles et du Psautier, il y a également quelques autres livres qui sont bien représentés dans le Scivias. Parmi les livres de l'Ancien Testament, se sont surtout la Genèse, quelques livres didactiques (le Cantique des cantiques, le livre de la Sagesse et le livre Ecclésiastique) et quelques grands prophètes (Isaïe et Ezéchiel) qui frappent. L'Apocalypse et quelques épîtres de Paul (aux Romains, Corinthiens et Ephésiens) sont des textes du Nouveau Testament souvent utilisés.
Quand on veut comparer les emprunts à la bible de Hildegarde avec ceux de ses contemporains masculins, il est d'abord intéressant de sélectionner des auteurs qui appartenaient aux différents milieux intellectuels qu'on commence à distinguer pendant la « renaissance du XIIe siècle » en Occident (31). Comme représentant des nouveaux milieux scolaires urbains qui ont inauguré la fin d'une longue période de passivité philosophique, j'ai sélectionné Pierre Abélard. Abélard a laissé quelques traités théologiques importants dans lesquels il a étalé sa prédilection pour la logique (32). Le chanoine augustin Gautier de St.-Victor (2e moitié du XIIe s.) n'était pas vraiment un tel logicien. J'ai retenu de lui et de quelques de ses confrères une collection de sermons qui illustre bien la tradition pastorale des victorins parisiens (33). Le monde proprement monastique a connu deux tendances majeures quelque peu rivales au XIIe siècle. Il y avait d'une part les institutions traditionnelles, dont plusieurs étaient influencées par les réformes de l'abbaye de Cluny, et d'autre part les cisterciens, qui vivaient selon une interprétation très rigide de la règle de Saint Benoît et dont les théologiens les plus importants comme Bernard de Clairvaux (1090-1153) ont été les précurseurs de la théologie mystique en Occident. Comme représentant des cisterciens, j'ai choisi l'anglais Aelred de Rievaulx (c. 1110-1167). Il est était un homme d'une grande culture livresque et d'une inspiration très christocentrique. Ses sermons pour moines et clercs ont connu un grand succès (34). Le dernier secrétaire de Hildegarde, Guibert de Gembloux (c.1124-1213), figure comme représentant du milieu bénédictin traditionnel. Il a laissé une grande collection de lettres (35). De Pierre le Vénérable (c. 1092-1156), le dernier grand abbé de Cluny, j'ai retenu un traité apologétique contre les adhérents de l'hérétique Pierre de Bruis ( 1126) (36). Le dernier auteur que j'ai impliqué dans cette recherche est le moine allemand Rupert de Deutz. Il était en quelque sorte un intermédiaire entre les idéaux de la sagesse monastique traditionnelle et les développements théologiques novateurs. J'ai choisi de lui un commentaire allégorique sur le Cantique des cantiques (37). Avec ce commentaire, Rupert a eu une influence importante sur le développement de la théologie mariologique (38).
Table 2-a Emprunts aux différents livres de la bible dans le Scivias de Hildegarde de Bingen et dans les travaux de quelques auteurs contemporains.
Pourcentages. L'Ancien Testament
Scivias Abelard Gautier Pet. Ven. Aelred Guibert Rupert Gen. 5,9% 5,9% 3,2% 3,4% 7,0% 2,3% 7,3% Ex. 1,7% 1,3% 3,1% 3,5% 2,5% 2,0% 2,8% Lev. 0,6% 0,2% 2,0% 0,8% 0,8% 0,1% 0,2% Num. 0,9% 0,7% 0,6% 1,2% 0,5% 0,7% 1,4% Deut. 0,9% 1,3% 1,3% 1,3% 1,0% 1,0% 1,6% Jos. 0,2% 0,0% 0,5% 0,8% 0,4% 0,1% 0,1% Judic. 1,0% 0,6% 0,7% 1,2% 0,5% 0,3% 0,1% Ruth 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% I Reg. 0,6% 0,9% 0,3% 1,2% 0,1% 0,7% 0,9% II Reg. 0,5% 0,4% 0,1% 0,7% 0,3% 0,5% 0,3% III Reg. 0,1% 1,8% 0,6% 2,6% 0,8% 0,6% 1,5% IV Reg. 0,1% 0,0% 0,2% 1,1% 0,5% 0,4% 0,4% I Par. 0,0% 0,2% 0,1% 0,4% 0,1% 0,1% 0,2% II Par. 0,3% 0,2% 0,1% 1,1% 0,1% 0,4% 0,1% I Esdr. 0,0% 0,0% 0,0% 0,4% 0,0% 0,0% 0,0% II Esdr. 0,1% 0,0% 0,0% 0,0% 0,1% 0,0% 0,0% Tob. 0,2% 0,0% 0,1% 0,0% 0,1% 0,3% 0,1% Judith 0,4% 0,0% 0,2% 0,0% 0,1% 0,4% 0,0% Esth. 0,2% 0,0% 0,1% 0,0% 0,1% 0,2% 0,2% Job 1,6% 0,7% 0,9% 0,5% 0,6% 3,8% 0,8% Ps. 9,9% 9,2% 13,5% 9,7% 11,8% 17,1% 11,2% Prov. 1,7% 4,8% 1,3% 1,1% 1,3% 2,3% 1,7% Eccl. 0,4% 1,5% 0,6% 0,4% 0,4% 0,9% 0,2% Cant. 2,1% 0,2% 2,1% 0,1% 1,7% 2,2% 2,8% Sap. 2,3% 3,9% 0,7% 0,5% 1,4% 1,5% 0,3% Eccli. 3,1% 3,5% 1,2% 0,4% 1,0% 3,3% 1,3% Is. 3,8% 3,1% 3,1% 5,1% 4,5% 4,9% 6,0% Jer. 1,5% 0,9% 1,0% 1,2% 1,3% 2,3% 1,4% Lam. 0,3% 0,2% 0,1% 0,0% 0,4% 1,1% 0,1% Bar. 0,0% 0,0% 0,1% 0,1% 0,2% 0,0% 0,0% Ez. 1,8% 0,4% 1,9% 0,9% 0,8% 1,7% 1,1% Dan. 1,2% 0,2% 0,6% 0,9% 0,4% 1,2% 0,3% Os. 0,4% 0,2% 0,2% 0,7% 0,1% 0,4% 0,8% Joel 0,2% 0,0% 0,1% 0,1% 0,2% 0,1% 0,2% Am. 0,1% 0,0% 0,3% 0,3% 0,1% 0,2% 0,1% Abd. 0,0% 0,0% 0,0% 0,1% 0,0% 0,0% 0,0% Jon. 0,0% 0,2% 0,0% 0,1% 0,0% 0,3% 0,0% Mich. 0,2% 0,2% 0,1% 0,1% 0,1% 0,2% 0,1% Nah. 0,2% 0,0% 0,0% 0,1% 0,0% 0,1% 0,0% Hab. 0,2% 0,2% 0,2% 0,1% 0,2% 0,1% 0,1% Soph. 0,0% 0,0% 0,0% 0,1% 0,0% 0,1% 0,0% Agg. 0,1% 0,0% 0,0% 0,4% 0,1% 0,0% 0,0% Zach. 0,2% 0,0% 0,3% 0,5% 0,1% 0,1% 0,3% Mal. 0,3% 0,0% 0,1% 0,7% 0,2% 0,2% 0,1% I Mach. 0,2% 0,0% 0,1% 0,3% 0,0% 0,3% 0,3% II Mach. 0,2% 0,0% 0,1% 0,9% 0,1% 0,1% 0,0%
Table 2-b Emprunts aux différents livres de la bible dans le Scivias de Hildegarde de Bingen et dans les travaux de quelques auteurs contemporains.
Pourcentages. Le Nouveau Testament
Scivias Abel. Gaut. Pet. Ven. Aelred Guib. Rupert Marc. 1,4% 1,7% 2,2% 4,3% 1,5% 1,4% 0,8% Luc. 6,3% 4,6% 6,5% 8,9% 9,9% 7,0% 8,8% Joan. 7,0% 10,3% 7,8% 7,0% 6,9% 3,8% 10,0% Act. 1,8% 2,6% 1,6% 5,0% 2,6% 1,7% 3,8% Rom. 3,8% 6,6% 5,8% 3,8% 3,7% 3,0% 3,5% I Cor. 2,6% 8,1% 4,8% 3,9% 4,4% 3,9% 3,2% II Cor. 1,7% 0,9% 2,3% 0,9% 2,5% 2,4% 0,9% Gal. 0,8% 0,7% 1,3% 0,8% 1,9% 1,3% 1,8% Eph. 3,2% 1,3% 3,2% 0,7% 1,9% 1,8% 1,3% Phil. 0,7% 1,3% 1,4% 0,5% 1,5% 1,0% 1,1% Col. 1,2% 1,1% 1,1% 0,5% 0,9% 0,7% 0,6% I Thess. 0,5% 0,2% 0,4% 0,0% 0,3% 0,6% 0,1% II Thess. 0,3% 0,2% 0,1% 0,1% 0,2% 0,1% 0,0% I Tim. 0,9% 1,1% 0,7% 0,4% 0,9% 0,7% 0,5% II Tim. 0,6% 0,9% 0,5% 0,0% 0,6% 0,9% 0,7% Tit. 0,3% 0,4% 0,3% 0,1% 0,3% 0,2% 0,2% Philem. 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% 0,1% 0,0% 0,0% Hebr. 2,3% 0,7% 3,1% 3,1% 2,6% 1,8% 2,6% Jac. 0,5% 0,7% 1,0% 0,4% 0,5% 1,2% 0,4% I Petr. 2,1% 1,1% 1,2% 0,9% 1,4% 1,0% 0,5% II Petr. 0,6% 0,4% 0,3% 0,1% 0,2% 0,2% 0,2% I Joan. 1,3% 1,1% 1,3% 0,0% 0,9% 1,0% 0,2% II Joan. 0,1% 0,0% 0,2% 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% III Joan. 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% 0,0% Jud. 0,0% 0,4% 0,1% 1,7% 0,0% 0,0% 0,0% Apoc. 5,9% 1,1% 2,4% 0,9% 1,2% 2,2% 1,2% Dans la Table 2, j'ai représenté les nombres d'emprunts bibliques de tous les auteurs sélectionnés. Il ne s'agit pas ici de nombres absolus, mais de pourcentages (39). Une telle représentation donne en effet la possibilité de comparer des différences proportionnelles entre diverses séries chiffrées. Dans la Table 2, comme d'ailleurs aussi dans la Table 1, je n'ai pas tenu compte des différentes variantes possibles d'emprunts: des citations aussi bien que des paraphrases, des allusions ou de réminiscences ont été utilisées dans cette recherche. Cette table révèle cependant quelques tendances et remarques importantes. Une analyse globale de ces chiffres apprend en effet que, mises à part quelques petites déviances, tous les auteurs présentent une tendance proportionnelle très similaire d'emprunts bibliques. On ne peut guère attribuer des caractéristiques particulières aux différents groupes et milieux intellectuels. Tous les auteurs examinés semblent prêter beaucoup d'importance aux livres du Pentateuque et plus particulièrement à la Genèse, suivi par l'Exode. Ensuite, c'est la fréquence élevée des livres didactiques qui frappe, avec une présence très explicite des Psaumes et dans une moindre mesure des Proverbes, du Cantique des cantiques et du livre Ecclésiastique. Parmi les prophètes, se sont surtout Isaïe, suivi de Jérémie et d'Ezéchiel qui sont populaires. Les rapports internes entre l'utilisation des quatre évangiles sont très ressemblants chez tous les auteurs. Dans presque tous les cas, c'est l'évangile de Matthieu qui est le plus populaire, suivi de près par celui de Jean ou de Luc. Parmi les épîtres de Paul, surtout celles aux Romains et aux Corinthiens frappent.
On ne peut cependant pas négliger quelques anomalies dans ces séries chiffrées d'emprunts. Ces anomalies ne sont bien sûr pas toujours aussi signifiantes. Il ne faut par exemple pas chercher une explication manifeste au fait que tous les auteurs n'ont pas emprunté avec la même fréquence aux livres de Samuel et des Rois. Par contre, les nombres divergeants d'emprunts au Cantique des cantiques semblent révéler des motivations plus importantes. Pierre Abélard et Pierre le Vénérable ont prêté considérablement moins d'attention que leur contemporains à ce livre. C'était surtout dans la tradition mystique que le Cantique des cantiques occupait une place importante. Les cisterciens comme Aelred aussi bien que les victorins comme Gautier ou même quelques figures du bénédictinisme traditionnel comme Rupert, Hildegarde ou Guibert ont contribué de leur propre façon au développement de la théologie mystique en Occident. Ceci n'était pas le cas pour Pierre le Vénérable, et encore moins pour le logicien Pierre Abélard. Il est d'ailleurs très frappant que se sont précisément ces deux auteurs qui ont polémiqué, quoique pour des raisons différentes, avec le grand cistercien et initiateur de la mystique occidentale, Bernard de Clairvaux. Avec sa grande collection de Sermones super Cantica Canticorum, ce dernier avait attribué au Cantique des cantiques un élan tout nouveau (40). D'une autre anomalie importante dans la tendance globale des emprunts aux différents livres de la bible, c'est principalement Hildegarde qui en est responsable. Le nombre de ses emprunts à l'Apocalypse est vraiment exceptionnel. Ce nombre tout à fait élevé semble être en relation avec les plusieurs images eschatologiques que Hildegarde a décrites dans ses visions. Dans les siècles après sa mort, Hildegarde était d'ailleurs principalement commémorée en tant que prophétesse apocalyptique. Cette image historique était sans doute trop limitée à une seule de ses multiples caractéristiques, mais correspondait néanmoins en quelque sorte à sa perception biblique personnelle.
A l'exception de quelques détails, on peut cependant conclure que tous les auteurs examinés ont emprunté aux différents livres bibliques de façon plus ou moins parallèle. Le fait que la bible a inspiré au XIIe des domaines aussi divers que la science et la contemplation, que l'activité intellectuelle et la dévotion mystique, n'a pas empêché que les principes éducatifs pour cette utilisation de l'Ecriture étaient à cette époque encore presque toutes d'origine monastique traditionnelle (41). Vers 1150, la différenciation entre les milieux intellectuels n'avait cours que depuis un demi siècle. Les emprunts bibliques ne constituent donc pas un bon critère pour une recherche des traces de diversité intellectuelle au XII siècle. Ils conduisent cependant à des conclusions extraordinaires concernant le profil des connaissances de la moniale « ignorante » Hildegarde de Bingen. Sa familiarité profonde avec la bible ne cède en rien à celle de ses contemporains lettrés. Malgré l'absence d'une éducation classique dans les arts libéraux et malgré son ignorance prétendue, son utilisation de la bible était complètement conforme à celle des élites intellectuelles de son époque. Ci-dessus, j'ai encore suggéré que ses emprunts fréquents au Psautier pourraient indiquer son éducation très élémentaire. Après comparaison avec les autres auteurs sélectionnés, cette hypothèse demande rectification: la fréquence des emprunts aux Psaumes dans le Scivias n'est point exceptionnelle. Guibert de Gembloux et Gautier de St.-Victor la dépassent largement.
Conclusions
En fait, l'ignorance prétendue de Hildegarde n'est pas de prime abord matière à discussion sur ses idées simplistes ou sur sa culture littéraire restreinte. Il faut qu'on situe son topos d'humilité intellectuelle dans le cadre de la position de force que la culture lettrée donnait à ses adeptes au XIIe siècle. Le statut du lettré et du docte garantissait une fonction sociale autoritaire que Hildegarde ne pouvait point s'attribuer. Elle manquait non seulement l'éducation grammaticale qui différenciait le professionnel en théologie du profane, mais elle était tout simplement ignorant « in nomine femineo ». On peut d'ailleurs déduire de ses propres paroles qu'il devait être extrêmement difficile pour une femme au XIIe siècle de mériter une certaine crédibilité. Dans le Scivias par exemple, Hildegarde conclut son chapitre sur la responsabilité d'Eve dans la chute avec la pensée suivante, typiquement médiévale :
«Quapropter mulier virum citius deicit, cum ille eam non abhorrens verba eius facile assumit.» (42)
Qu'il soit clair que dans les circonstances propres au XIIe siècle, Hildegarde n'avait pas du tout le droit de respirer une autorité morale quelconque «au nom féminin».
Le statut d'ignorante de Hildegarde conduisait à une modestie intellectuelle fortement appréciée dans les cercles monastiques de son temps. On approuvait l'ignorance de sa personne, mais la véracité divine de ses paroles commandait beaucoup de respect. Il ne faut donc pas seulement interpréter son statut d'ignorante de façon négative, comme une humilité forcée. Ce statut lui valait un argument efficace pour se distancier des élites lettrées et des normes canoniques. Il faisait qu'elle pouvait, en tant qu'auteur, travailler de façon assez créative et, en tant que prophétesse, prendre une position vraiment critique vis-à-vis du clergé de son temps. Son ignorance lui offrait en d'autres mots une indépendance relativement grande pour se permettre des jugements personnels ou des réprimandes (43). Dans le Scivias, elle a même habilement su user de son ignorance pour stimuler ses collègues masculins dans leurs tâches pastorales et pour positionner elle-même dans l'histoire sacrée. Les mots suivants y sont mis dans la bouche de Dieu:
«Sed nunc catholica fides in populis vacillat et evangelium in eisdem hominibus claudicat, fortissima etiam volumina quae probatissimi doctores multo studio enucleaverant in turpi taedio difluunt et cibus vitae divinarum Scripturarum iam tepefactus est : unde nunc loquor per non loquentem hominem de Scripturis, nec edoctum de terreno magistro,... ...O fructuosi doctores boni lucri, animas vestras redimite et hunc sermonem fortiter clamate nec ad ipsum increduli estote : quia si illum spernitis, non illum, sed me qui verax sum contemnitis.» (44)
Il est enfin également remarquable que dans ce passage _ mais aussi ailleurs dans son oeuvre _, Hildegarde ne s'est pas profilée en tant que femme mais en tant qu'être humain ignorant (homo). Elle ne sentait pas que sa position prophétique était déterminée par son sexe. Dans ses visions, elle ne s'est d'ailleurs nulle part identifiée à des figures comme Myriam ou Déborah _ les deux prophétesses les plus connues de la bible. Elle faisait par contre volontiers étalage des métaphores et des exclamations des grands prophètes masculins comme Ezéchiel, Daniel ou Jean de l'Apocalypse (45). Ce furent des hommes, entre autres ses biographes, qui ont occasionnellement comparé Hildegarde à des femmes bibliques comme Déborah ou Judith (46). Grâce à sa féminité, Hildegarde pouvait utiliser son ignorance. Cette ignorance prétendue constituait non seulement un prédicat fonctionnel pour justifier son droit divin de parler et d'écrire en matière théologique. A longue terme, elle lui attribua aussi une grande autorité sociale. En tant que prophétesse, Hildegarde avait encore besoin de son statut d'ignorante pour se distancier, mais elle pouvait dépasser sa féminité suspecte. Elle parlait et écrivait en tant que médium ignorant, non en tant que femme. En accordant à Hildegarde une bénédiction papale lors d'un synode à Trèves en 1147-1148, les structures ecclésiastiques ont toléré ce médium, ce qui fit qu'ils durent par la suite tenir compte de cette voix critique en la marge de l'institut ecclésiastique.
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Notas
1. Dans cette contribution sont rassemblés des passages et des idées qui ont été developpés auparavant dans J. Deploige, De leidraad van een middeleeuwse non. Hildegard van Bingen en de religieuze dynamiek van de twaalfde eeuw, Trajecta, 5 (1996), p. 3-25 et surtout dans J. Deploige, In nomine femineo indocta. Kennisprofiel en ideologie van Hildegard van Bingen (1098-1179), Hilversum 1998 (Middeleeuwse studies en Bronnen, 55). Je remercie vivement Th. de Hemptinne de ses commentaires et de sa correction de mon texte. volver
2. Hildegardis Bingensis, Sciuias, éd. A. Führkötter & A. Carlevaris, Turnhout 1978, p. 111-112, rr. 89-96 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis, 43-43A). volver
3. A. Führkötter, Hildegard von Bingen. Leben und Werk, in: A.P. Brück (réd.), Hildegard von Bingen 1179-1979. Festschrift zum 800. Todestag der Heiligen, Mainz 1979, p. 33-34. volver
4. Voir p.ex.: Hildegardis Bingensis, Sciuias, p. 531-532. volver
5. Ibid., p. 281-282. volver
6. Ibid., p. 232-233. volver
7. Ibid., p. 93-99. volver
8. Ibid., p. 576-577. volver
9. Dans les visions 3, 4 et 6 du deuxième livre du Scivias. volver
10. Cf. J. Van Engen, Rupert of Deutz, Berkeley 1983, p. 297-298. volver
11. Cf. M. Vovelle, Les intermédiaires culturels, in: Idem, Idéologies et mentalités, Paris 1982, p. 163-176. volver
12. Hildegardis Bingensis, Sciuias, p. 300-301. volver
13. Ibid., p. 292-293. volver
14. Ibid., p. 206. volver
15. Ces idées ont été répandues en Occident grâce à la traduction de loeuvre du Pseudo-Denis par Jean Scot Eriugena (810-877). Cf. C. Meier, Eriugena im Nonnenkloster? Überlegungen zum Verhältnis von Prophetentum und Werkgestalt in den Figmenta prophetica Hildegards von Bingen, in: Frühmittelalterliche Studien Münster i. W., 19 (1985), p. 466-497. volver
16. Hildegardis Bingensis, Sciuias, p.193. volver
17. Ibid., p. 213-214. Voir aussi: P. LHermite-Leclercq, Lordre féodal (XIe-XIIe siècles), in: G. Duby & M. Perrot (réd.), Histoire des femmes en Occident, Vol.2, C. Klapisch-Zuber (réd.), Le Moyen Age, Paris 1990, p. 252. volver
18. Hildegardis Bingensis, Sciuias, p.216-217. volver
19. Ibid., p. 197-205. volver
20. Ibid., p. 190. Voir cependant aussi L.J.R. Milis, Angelic monks and earthly men. Monasticism and its meaning to medieval society, Woodbridge 1992, p. 85-86. volver
21. De vita vere apostolica, in: Patrologia Latina, 170, éd. J.-P. Migne, Paris 1854, col. 609-663. volver
22. Voir: J. Van Engen, The "crisis of cenobitism" reconsidered: Benedictine monasticism in the years 1050-1150, Speculum, 61 (1986), p. 281-282. volver
23. Hildegardis Bingensis, Sciuias, p. 8, rr. 41-42. volver
24. Ibid., p. 4, rr. 30-35. volver
25. J. Leclercq, Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Age. Lamour des lettres et le désir de Dieu, Paris ²1957, p. 71. volver
26. H. Grundmann, Litteratus-illitteratus. Der wandel einer Bildungsnorm vom Altertum zum Mittelalter, Archiv für Kulturgeschichte, 40 (1958), p. 5-7. volver
27. H. Liebeschütz, Das allegorische Weltbild der heiligen Hildegard von Bingen, Leipzig-Berlin 1930, pp. 161-162. volver
28. Les abréviations des différents livres de la bible utilisées dans les Tables 1 et 2 sont celles de la Vulgate latine. volver
29. Zie : P. Riché, Les écoles et lenseignement dans lOccident chrétien de la fin du Ve siècle au milieu du XIe siècle, Paris 1979, p. 510-520. volver
30. Zie : J. Dubois, Comment les moines du Moyen Age chantaient et goûtaient les Saintes Ecritures, in: P. Riché & G. Lobrichon (réd.), Le Moyen Age et la bible, Paris 1984, p. 270-278. volver
31. Dun point de vue plutôt pragmatique, il est en plus important de sélectionner des auteurs dont loeuvre est accessible en édition critique avec un index des emprunts bibliques. volver
32. Petrus Abaelardus, Theologia Christiana & Theologia scholarium. Recensiones breuiores. Accedunt capitula haeresum Petri Abaelardi, éd. E.M. Buytaert, Turnhout 1969 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis, 12) (dans la Table 2: Abelard). volver
33. Galterus a S. Victore, Galteri a. S. Victore et quorundam aliorum sermones ineditos tringinta sex, éd. J. Châtillon, Turnhout 1977 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis, 30) (dans la Table 2: Gautier). volver
34. Aelredus Rievallensis, Sermones I-XLVI. Collectio claraeuallensis prima et secunda, éd. G. Raciti, Turnhout 1989 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis, 2A) (dans la Table 2: Aelred). volver
35. Guibertus Gemblacensis, Epistolae quae in codice B.R.-BRUX. 5527-5534 inueniuntur, éd. A. Derolez, Turnhout 1989 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis, 66-66A) (dans la Table 2: Guibert). volver
36. Petrus Venerabilis, Contra petrobrusianos hereticos, éd. J. Fearns, Turnhout 1968 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis, 10) (dans la Table 2: Pet. Ven.). volver
37. Rupertus Tuitiensis, Commentaria in Canticum Canticorum, éd. H. Haacke, Turnhout 1974 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis, 26) (dans la Table 2: Rupert). volver
38. Voir : Van Engen, Rupert of Deutz, p. 291-298. volver
39. Les emprunts à un seul passage de la bible qui ont été utilisés à plusieurs reprises par un même auteur nont été comptés quune seule fois. Les nombres totaux absolus des emprunts des différents auteurs sont: Pierre Abélard - 544; Gautier de St.-Victor - 1728; Aelred de Rievaulx - 1717; Guibert de Gembloux - 2147; Pierre le Vénérable - 743; Rupert de Deutz - 974; Scivias - 1246. A laide de ces totaux, on peut calculer les nombres absolus des pourcentages dans la Table 2. volver
40. Bernardus Claraevallensis, Sermones super Cantica Canticorum, in : Sancti Bernardi opera, I-II, éd. J. Leclercq, C.H. Talbot, H. Rochais,Rome 1957-1958. volver
41. J. Leclercq, From Gregory the Great to Saint Bernard, in: G. W. H. Lampe (réd.), The Cambridge history of the bible, II, The West from the fathers to the reformation, Cambridge 1969, p. 190. volver
42. Hildegardis Bingensis, Sciuias, p. 19, rr. 247-249. volver
43. Sur le rôle social des prophètes selon la sociologie religieuse de M. Weber, voir: P. Bourdieu, Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber, Archives européennes de sociologie, 12 (1971), pp. 3-21. volver
44.Hildegardis Bingensis, Sciuias,p. 586, rr. 382-87, 395-398. volver
45. Voir aussi: B. Newman, Sister of wisdom. St.-Hildegards theology of the feminine, Berkeley-Los Angeles 1987, p. 255. volver
46. Voir: Guibertus Gemblacensis, Epistolae, p. 218, rr. 34-37; Vita sanctae Hildegardis, éd. M. Klaes, Turnhout 1993, p. 30, rr. 8-10 (Corpus christianorum. Continuatio mediaeualis, 126). volver